Réalisateur | Berrou Jean-Hugues |
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ll y a là un mystère. Comment un homme politique assassiné voila 55 ans s’est progressivement transformé en une image. Une image très vivante, qui réapparaît là où on l’attend le moins - encore récemment devenue un des étendards des révoltes arabes, depuis Rabat jusqu’à Sanaa, alors qu’on la croyait définitivement réservée à la décoration de t-shirts et briquets.
La révolution aime les images. Elle en crée, en renverse, en détourne. Elle invente ses propres étendards qui deviennent parfois des icônes. Si Che Guevara est devenu l’une d’entre elles, nous verrons que c’est sans doute parce qu’il l’a voulu ainsi. Ce film documentaire est une enquête, un décryptage iconographique. Étape par étape, en s’appuyant sur une approche renouvelée de l’analyse de l’image, on cherchera à comprendre comment a pu naître et prospérer cette icône, et pourquoi elle occupe une place aussi unique dans notre imaginaire collectif.
Produit par Delphine Morel
Une production TS PRODUCTIONS / PUBLIC SENAT / TOUT L’HISTOIRE en coproduction avec Aljazeera Documentary Channel.
Prise en 1967, cette célèbre photo de Freddy Alborta représente la dépouille du Che, entourée des militaires boliviens qui ont ordonné sa mort…
Elle fait immédiatement le tour du monde, car elle répond à un énorme besoin de représentation. Cela fait deux ans que le Che a disparu. Deux ans que les rumeurs les plus folles circulent à son sujet. On l’aurait aperçu en Chine ou en Russie, il aurait été interné dans un hôpital psychiatrique de La Havane par Fidel Castro…
Ce désir très fort de représentation crée les conditions mêmes de la naissance de l’icône. Et le fait de le voir réapparaître mort accélère le processus.
L’image répond aussi à une mise en scène très précise…
Tout est très calculé. Les chefs de l’état-major sont venus en convoi spécial de La Paz, en emmenant avec eux les correspondants étrangers. Sur le cliché, le militaire qui pointe le doigt prend la pose. Le photographe Freddy Alborta a même dû lui demander d’arrêter !
Et le Che a aussi été « reconstruit ». De son vivant, il avait réussi à imposer une image très forte de lui-même. Pour prouver son identité, les militaires boliviens – qui ne jouissaient pas d’une très grande légitimité – se sont sentis obligés de recréer cette image. Ils ne voulaient pas donner l’impression d’avoir capturé un clochard mais le Che héroïque que l’on avait vu à la tribune des Nations Unies. Du coup, ils lui attribuent la panoplie qu’il s’était créé.
On le voit sur les images inédites que j’ai récupérées à la Havane : ils lui coupent la barbe, le coiffent, l’arrangent… On est loin des photos de Saddam Hussein capturé par les Américains, et humilié par un médecin qui lui inspecte les dents… En réalité, les Boliviens ont redonné beauté et charisme au Che, l’ont statufié comme au musée Grévin.
C’est un peu paradoxal, non ?
Oui, mais cela répond à leur fureur de preuve. Avant de l’enterrer, ils lui coupent même les mains afin de garder ses empreintes digitales ! Mais déjà, la mise en scène leur échappe. Sur place, les paysans font la queue pour visiter la dépouille, comme pour Lénine. Ils viennent une fois, puis une deuxième, puis une troisième…
Quelqu’un s’approche pour essayer de prendre une mèche de cheveux. Une nonne se met en croix pour prier. Un culte commence. En voyant cela, les militaires arrêtent tout, et enterrent clandestinement le corps dans un endroit dont personne n’est vraiment sûr.
La composition de la photo fait également penser à certaines peintures religieuses…
C’est l’une de ces relations obscures et invisibles que tissent les images entre elles ! Ici, la photo rappelle un tableau de Philippe de Champaigne, peint en 1654, Le Christ mort couché sur son linceul.
De toute façon, toutes ces images du Che appartiennent au corpus de la Passion, depuis le chemin de croix dans les montagnes boliviennes jusqu’à l’image finale, qui est celle prise par Alberto Korda en 1960, et que l’on voit désormais partout. Cet autre cliché, pris en contre-plongée, renvoie à l’image du Christ en croix.
Aujourd’hui, il est repris, amplifié, ridiculisé, à la manière d’un mème sur Internet. Mais à l’époque, personne ne le connaît. Il ne rencontre aucun succès jusqu’à la mort de Che Guevara. Ce sont les étudiants pacifistes américains et les manifestants européens qui le récupèrent et en font un symbole. C’est une image de résurrection, qui vient en réaction à la photo de mort bolivienne.
L’erreur de com’ des militaires boliviens a-t-elle servi de leçon ?
Oui, aux Américains lorsqu’ils ont capturé et tué Oussama Ben Laden. Il y avait en effet cette même attente de représentation. On cherchait Ben Laden depuis des années, on le voyait partout. Mais les communicants de la Maison-Blanche ont su contourner cette attente, en n’autorisant aucune photo de la dépouille. La seule image qui a été rendue publique a été un contrechamp : celui de la salle de commandement, avec Barack Obama sur la photo.
ll y a là un mystère. Comment un homme politique assassiné voila 55 ans s’est progressivement transformé en une image. Une image très vivante, qui réapparaît là où on l’attend le moins - encore récemment devenue un des étendards des révoltes arabes, depuis Rabat jusqu’à Sanaa, alors qu’on la croyait définitivement réservée à la décoration de t-shirts et briquets.
La révolution aime les images. Elle en crée, en renverse, en détourne. Elle invente ses propres étendards qui deviennent parfois des icônes. Si Che Guevara est devenu l’une d’entre elles, nous verrons que c’est sans doute parce qu’il l’a voulu ainsi. Ce film documentaire est une enquête, un décryptage iconographique. Étape par étape, en s’appuyant sur une approche renouvelée de l’analyse de l’image, on cherchera à comprendre comment a pu naître et prospérer cette icône, et pourquoi elle occupe une place aussi unique dans notre imaginaire collectif.
Produit par Delphine Morel
Une production TS PRODUCTIONS / PUBLIC SENAT / TOUT L’HISTOIRE en coproduction avec Aljazeera Documentary Channel.
Prise en 1967, cette célèbre photo de Freddy Alborta représente la dépouille du Che, entourée des militaires boliviens qui ont ordonné sa mort…
Elle fait immédiatement le tour du monde, car elle répond à un énorme besoin de représentation. Cela fait deux ans que le Che a disparu. Deux ans que les rumeurs les plus folles circulent à son sujet. On l’aurait aperçu en Chine ou en Russie, il aurait été interné dans un hôpital psychiatrique de La Havane par Fidel Castro…
Ce désir très fort de représentation crée les conditions mêmes de la naissance de l’icône. Et le fait de le voir réapparaître mort accélère le processus.
L’image répond aussi à une mise en scène très précise…
Tout est très calculé. Les chefs de l’état-major sont venus en convoi spécial de La Paz, en emmenant avec eux les correspondants étrangers. Sur le cliché, le militaire qui pointe le doigt prend la pose. Le photographe Freddy Alborta a même dû lui demander d’arrêter !
Et le Che a aussi été « reconstruit ». De son vivant, il avait réussi à imposer une image très forte de lui-même. Pour prouver son identité, les militaires boliviens – qui ne jouissaient pas d’une très grande légitimité – se sont sentis obligés de recréer cette image. Ils ne voulaient pas donner l’impression d’avoir capturé un clochard mais le Che héroïque que l’on avait vu à la tribune des Nations Unies. Du coup, ils lui attribuent la panoplie qu’il s’était créé.
On le voit sur les images inédites que j’ai récupérées à la Havane : ils lui coupent la barbe, le coiffent, l’arrangent… On est loin des photos de Saddam Hussein capturé par les Américains, et humilié par un médecin qui lui inspecte les dents… En réalité, les Boliviens ont redonné beauté et charisme au Che, l’ont statufié comme au musée Grévin.
C’est un peu paradoxal, non ?
Oui, mais cela répond à leur fureur de preuve. Avant de l’enterrer, ils lui coupent même les mains afin de garder ses empreintes digitales ! Mais déjà, la mise en scène leur échappe. Sur place, les paysans font la queue pour visiter la dépouille, comme pour Lénine. Ils viennent une fois, puis une deuxième, puis une troisième…
Quelqu’un s’approche pour essayer de prendre une mèche de cheveux. Une nonne se met en croix pour prier. Un culte commence. En voyant cela, les militaires arrêtent tout, et enterrent clandestinement le corps dans un endroit dont personne n’est vraiment sûr.
La composition de la photo fait également penser à certaines peintures religieuses…
C’est l’une de ces relations obscures et invisibles que tissent les images entre elles ! Ici, la photo rappelle un tableau de Philippe de Champaigne, peint en 1654, Le Christ mort couché sur son linceul.
De toute façon, toutes ces images du Che appartiennent au corpus de la Passion, depuis le chemin de croix dans les montagnes boliviennes jusqu’à l’image finale, qui est celle prise par Alberto Korda en 1960, et que l’on voit désormais partout. Cet autre cliché, pris en contre-plongée, renvoie à l’image du Christ en croix.
Aujourd’hui, il est repris, amplifié, ridiculisé, à la manière d’un mème sur Internet. Mais à l’époque, personne ne le connaît. Il ne rencontre aucun succès jusqu’à la mort de Che Guevara. Ce sont les étudiants pacifistes américains et les manifestants européens qui le récupèrent et en font un symbole. C’est une image de résurrection, qui vient en réaction à la photo de mort bolivienne.
L’erreur de com’ des militaires boliviens a-t-elle servi de leçon ?
Oui, aux Américains lorsqu’ils ont capturé et tué Oussama Ben Laden. Il y avait en effet cette même attente de représentation. On cherchait Ben Laden depuis des années, on le voyait partout. Mais les communicants de la Maison-Blanche ont su contourner cette attente, en n’autorisant aucune photo de la dépouille. La seule image qui a été rendue publique a été un contrechamp : celui de la salle de commandement, avec Barack Obama sur la photo.
Che Guevara, la fabrique d'une icone