Réalisateur | Ricordeau Rémy |
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Une déclinaison du mythe de Sisyphe en métaphore de la Chine rurale contemporaine…
Au cœur de la Chine rurale, loin des grands centres urbains modernisés, la troupe de cirque « Fei Fei » sillonne les routes de la province du Shanxi pour tenter de vivre de cette activité traditionnelle de divertissement populaire. Mais les bouleversements économiques et sociaux du pays précarisent tous les jours un peu plus la vie de la troupe : le public rural, majoritairement impécunieux, se fait de moins en moins nombreux ; et le matériel se révèle toujours plus défectueux, à défaut de pouvoir être remplacé. Entre spectacles et déplacements, ambiances foraines et véhicules en perdition au bord des routes, moments de joie, de peine ou de fatigue, la troupe est ainsi confrontée aux rudes conditions d’existence des campagnes chinoises.
Q : Sélectionné dans une dizaine de festivals, tu présentes ton film, « Les Anges de la piste », comme traitant de la réalité sociale des campagnes chinoises. La démarche est singulière : pourquoi en effet avoir choisi une troupe de cirque plutôt qu’une communauté villageoise pour aborder ce sujet ?
RR : D’abord parce que tous les membres de cette troupe sont eux-mêmes d’origine rurale et retournent d’ailleurs pour la plupart à la terre après quelques années d’itinérance. Comme de nombreux villageois aujourd’hui en Chine, ils ont quitté leur campagne à la recherche de conditions économiques et sociales meilleures. Et comme la plupart de leurs semblables qui sont allés chercher du travail à la ville, leur existence s’apparente à une lutte quotidienne pour survivre. Leurs conditions d’existence sont ainsi emblématiques de celles de ces dizaines de millions de paysans chinois qui forment le gigantesque exode rural que connaît la Chine aujourd’hui. L’économie des campagnes chinoises est en pleine mutation. Les revenus de la terre ne sont plus suffisants. Cet exode rural suscite en retour une mutation sociale et culturelle sans précédent. Évoquer cette mutation à travers la vie d’une troupe de cirque, communauté itinérante elle-même d’origine rurale, m’a semblé alors pertinente. Cela permet en outre de traiter le sujet sous l’angle de la marginalité, un aspect peu connu ici de la réalité chinoise qui m’intéresse tout particulièrement. L’autre raison de ce choix, plus cinématographique, est mon goût pour les « road movies » que le choix de ce dispositif permet.
Q : Si je comprends bien, ce sont moins les conditions de vie dans les campagnes elles-mêmes qui est le sujet de ton film que les diverses mutations dont celles-ci sont l’objet.
RR : Oui, car ces mutations induites par le développement sauvage du capitalisme crée aujourd’hui un véritable chaos dont on commence seulement à prendre la mesure. Celui-ci prend la forme d’une crise sociale qui a des causes et des implications économiques, environnementales et culturelles. Aussi le sujet de mon film pourrait se résumer à cette question : comment survit-on dans une telle situation de chaos ? Car les personnages du film sont plongés dans un univers dont les valeurs dominantes leur deviennent tous les jours un peu plus hostiles ou du moins étrangères.
Q : Mais ce chaos dont tu parles n’a-t-il pas toujours existé dans les campagnes chinoises ?
RR : Oui assurément, mais la nouveauté si l’on peut parler ainsi, est que ce chaos n’est plus seulement lié à des conditions économiques difficiles que les campagnes chinoises ont toujours effectivement plus ou moins connues, mais qu’il est également lié aux conséquences environnementales et culturelles de ce développement sauvage de l’économie marchande. Par exemple dans le Shanxi, une des régions productrices de charbon où le film a été tourné, l’activité minière est telle que la terre se désertifie, que l’air est saturé de particules et que les cours d’eau sont pollués. Dans d’autres lieux se seront les méfaits des industries chimiques ou manufacturières qui pousseront les paysans à quitter la terre. Dans d’autres cas ils s’y verront contraints manu militari par les pressions mafieuses des promoteurs immobiliers. D’autre part, sur le terrain culturel, il est effarant de constater comment ce pays, jusque dans ses campagnes les plus reculées, est devenu un empire du Kitch. Tout ce qui relevait de la culture populaire est désormais souillé par l’influence de la pacotille et du mauvais goût propres aux spectacles télévisés les plus abrutissants. Même ce qui reste de traditions artistiques fait que ceux qui y sont encore attachés sont obligés de les adapter à cette « modernité » culturelle sous peine de disparaître. La modernité marchande que connaît la Chine aujourd’hui achève en quelque sorte le processus d’acculturation initié par le maoïsme. Par exemple, la musique débilitante qu’écoutent aujourd’hui les jeunes chinois, les films et les spectacles qu’ils regardent, sont particulièrement représentatifs de cette réalité. D’où ce choix également, de s’attacher à une troupe de cirque parce qu’en étant dépositaires d’une tradition, ses membres sont directement confrontés à ce chaos culturel. Sans parler de la dégradation environnementale que j’évoquais, qu’ils subissent par ailleurs. Mais ils ne la subissent pas seulement parce que c’est une des raisons pour lesquelles ils ont dû quitter la terre, mais aussi parce qu’ils sont dans la plupart des cas relégués dans les zones dépotoir des agglomérations où ils se produisent, un peu comme les camps de rom ici en Occident.
Q : Pourrais-tu définir en quelques mots la philosophie du film, l’idée qui t’a guidé pour le réaliser ?
RR : Je dirais que confrontés à la galère de leur existence où tout semble être un immense bricolage au jour le jour, les membres de la troupe font preuve d’un sens de la communauté qui leur permet d’affronter, avec quelquefois une désinvolture étonnante, des situations qui nous sembleraient à nous, occidentaux, les plus inextricables. Au cours du travail de repérage que j’avais effectué sans idée à priori, c’est surtout cela qui m’a frappé, et c’est cette réalité qui s’est imposée comme devant constituer le fil conducteur de la narration. La philosophie du film, s’il y en a une, est donc cela : une ode à la communauté et au sens de la solidarité humaine comme seule issue à l’adversité où rien n’est jamais acquis, où tout est toujours précaire. Il y a quelque chose d’héroïque dans le mode de vie de cette troupe de cirque car ses membres ne peuvent compter que sur eux-mêmes et sur leur ténacité. Il leur faut sans cesse changer de lieu, savoir attirer le spectateur, réparer les moteurs qui n’en peuvent plus, bref tout est toujours à recommencer. Sur un mode métaphorique, leur vie évoque vraiment le mythe de Sisyphe. Au moment du montage, la structure du film s’est donc très naturellement construite sur ce dispositif narratif, c’est-à-dire sans début et sans fin. On peut ainsi dire que chaque séquence est indistinctement un début ou une fin car les mêmes situations se retrouvent cycliquement.
Une déclinaison du mythe de Sisyphe en métaphore de la Chine rurale contemporaine…
Au cœur de la Chine rurale, loin des grands centres urbains modernisés, la troupe de cirque « Fei Fei » sillonne les routes de la province du Shanxi pour tenter de vivre de cette activité traditionnelle de divertissement populaire. Mais les bouleversements économiques et sociaux du pays précarisent tous les jours un peu plus la vie de la troupe : le public rural, majoritairement impécunieux, se fait de moins en moins nombreux ; et le matériel se révèle toujours plus défectueux, à défaut de pouvoir être remplacé. Entre spectacles et déplacements, ambiances foraines et véhicules en perdition au bord des routes, moments de joie, de peine ou de fatigue, la troupe est ainsi confrontée aux rudes conditions d’existence des campagnes chinoises.
Q : Sélectionné dans une dizaine de festivals, tu présentes ton film, « Les Anges de la piste », comme traitant de la réalité sociale des campagnes chinoises. La démarche est singulière : pourquoi en effet avoir choisi une troupe de cirque plutôt qu’une communauté villageoise pour aborder ce sujet ?
RR : D’abord parce que tous les membres de cette troupe sont eux-mêmes d’origine rurale et retournent d’ailleurs pour la plupart à la terre après quelques années d’itinérance. Comme de nombreux villageois aujourd’hui en Chine, ils ont quitté leur campagne à la recherche de conditions économiques et sociales meilleures. Et comme la plupart de leurs semblables qui sont allés chercher du travail à la ville, leur existence s’apparente à une lutte quotidienne pour survivre. Leurs conditions d’existence sont ainsi emblématiques de celles de ces dizaines de millions de paysans chinois qui forment le gigantesque exode rural que connaît la Chine aujourd’hui. L’économie des campagnes chinoises est en pleine mutation. Les revenus de la terre ne sont plus suffisants. Cet exode rural suscite en retour une mutation sociale et culturelle sans précédent. Évoquer cette mutation à travers la vie d’une troupe de cirque, communauté itinérante elle-même d’origine rurale, m’a semblé alors pertinente. Cela permet en outre de traiter le sujet sous l’angle de la marginalité, un aspect peu connu ici de la réalité chinoise qui m’intéresse tout particulièrement. L’autre raison de ce choix, plus cinématographique, est mon goût pour les « road movies » que le choix de ce dispositif permet.
Q : Si je comprends bien, ce sont moins les conditions de vie dans les campagnes elles-mêmes qui est le sujet de ton film que les diverses mutations dont celles-ci sont l’objet.
RR : Oui, car ces mutations induites par le développement sauvage du capitalisme crée aujourd’hui un véritable chaos dont on commence seulement à prendre la mesure. Celui-ci prend la forme d’une crise sociale qui a des causes et des implications économiques, environnementales et culturelles. Aussi le sujet de mon film pourrait se résumer à cette question : comment survit-on dans une telle situation de chaos ? Car les personnages du film sont plongés dans un univers dont les valeurs dominantes leur deviennent tous les jours un peu plus hostiles ou du moins étrangères.
Q : Mais ce chaos dont tu parles n’a-t-il pas toujours existé dans les campagnes chinoises ?
RR : Oui assurément, mais la nouveauté si l’on peut parler ainsi, est que ce chaos n’est plus seulement lié à des conditions économiques difficiles que les campagnes chinoises ont toujours effectivement plus ou moins connues, mais qu’il est également lié aux conséquences environnementales et culturelles de ce développement sauvage de l’économie marchande. Par exemple dans le Shanxi, une des régions productrices de charbon où le film a été tourné, l’activité minière est telle que la terre se désertifie, que l’air est saturé de particules et que les cours d’eau sont pollués. Dans d’autres lieux se seront les méfaits des industries chimiques ou manufacturières qui pousseront les paysans à quitter la terre. Dans d’autres cas ils s’y verront contraints manu militari par les pressions mafieuses des promoteurs immobiliers. D’autre part, sur le terrain culturel, il est effarant de constater comment ce pays, jusque dans ses campagnes les plus reculées, est devenu un empire du Kitch. Tout ce qui relevait de la culture populaire est désormais souillé par l’influence de la pacotille et du mauvais goût propres aux spectacles télévisés les plus abrutissants. Même ce qui reste de traditions artistiques fait que ceux qui y sont encore attachés sont obligés de les adapter à cette « modernité » culturelle sous peine de disparaître. La modernité marchande que connaît la Chine aujourd’hui achève en quelque sorte le processus d’acculturation initié par le maoïsme. Par exemple, la musique débilitante qu’écoutent aujourd’hui les jeunes chinois, les films et les spectacles qu’ils regardent, sont particulièrement représentatifs de cette réalité. D’où ce choix également, de s’attacher à une troupe de cirque parce qu’en étant dépositaires d’une tradition, ses membres sont directement confrontés à ce chaos culturel. Sans parler de la dégradation environnementale que j’évoquais, qu’ils subissent par ailleurs. Mais ils ne la subissent pas seulement parce que c’est une des raisons pour lesquelles ils ont dû quitter la terre, mais aussi parce qu’ils sont dans la plupart des cas relégués dans les zones dépotoir des agglomérations où ils se produisent, un peu comme les camps de rom ici en Occident.
Q : Pourrais-tu définir en quelques mots la philosophie du film, l’idée qui t’a guidé pour le réaliser ?
RR : Je dirais que confrontés à la galère de leur existence où tout semble être un immense bricolage au jour le jour, les membres de la troupe font preuve d’un sens de la communauté qui leur permet d’affronter, avec quelquefois une désinvolture étonnante, des situations qui nous sembleraient à nous, occidentaux, les plus inextricables. Au cours du travail de repérage que j’avais effectué sans idée à priori, c’est surtout cela qui m’a frappé, et c’est cette réalité qui s’est imposée comme devant constituer le fil conducteur de la narration. La philosophie du film, s’il y en a une, est donc cela : une ode à la communauté et au sens de la solidarité humaine comme seule issue à l’adversité où rien n’est jamais acquis, où tout est toujours précaire. Il y a quelque chose d’héroïque dans le mode de vie de cette troupe de cirque car ses membres ne peuvent compter que sur eux-mêmes et sur leur ténacité. Il leur faut sans cesse changer de lieu, savoir attirer le spectateur, réparer les moteurs qui n’en peuvent plus, bref tout est toujours à recommencer. Sur un mode métaphorique, leur vie évoque vraiment le mythe de Sisyphe. Au moment du montage, la structure du film s’est donc très naturellement construite sur ce dispositif narratif, c’est-à-dire sans début et sans fin. On peut ainsi dire que chaque séquence est indistinctement un début ou une fin car les mêmes situations se retrouvent cycliquement.
Les anges de la piste