Réalisateur | Kebadian Jacques |
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Récit de la vie d’un homme hors du commun, qui avec Lénine, fut le symbole de la Révolution de 1917.
Jusqu’ici inédit, le film est disponible pour la première fois en VOD.
Avec : Patrice Chéreau, Marcel Maréchal, Marcel Bozonnet...
Réalisé et produit par NEGATIF
Assistant de Robert Bresson de 1965 à 1969, auteur d’un film autour de Trotsky (1967), Jacques Kebadian a su marier à sa pratique de cinéaste documentaire un engagement contestataire maintenu au cours des années. Membre de l’Atelier de Recherche Cinématographique (collectif de cinéastes militants, libertaires, proches de la psychothérapie institutionnelle et de la clinique alternative de La Borde, qui ont filmé les luttes de 68) dans les années 1967-69, puis de l’éphémère collectif Eugène Varlin, il réalise par la suite de nombreux films liés à la mémoire arménienne (Que sont mes camarades devenus, Mémoires arméniennes), aux luttes des familles africaines sans papiers (D’une brousse à l’autre, 1998), à la littérature incandescente de Pierre Guyotat ou à la marche des zapatistes au Mexique (La Fragile Armada, 2005, co-réalisé avec Joani Hocquenghem), qui connaissent de beaux succès critiques.
"Un talus en guise de terril, une cimenterie désuète, un squelette métallique figurent le capitalisme ; des drapeaux rouges masquent et démasquent l’orateur, et voilà que de ces bribes suburbaines, puis de deux tribunes rudimentaires, l’une surmontée d’une photo de Trotsky, l’autre dominée par une photo de Staline, surgit le réel de la révolution russe...Ce n’est pas un, mais des orateurs, qui haranguent, et jouent les discours de Trotsky : ça laisse la pensée réjouissante qu’il pourrait ne pas y avoir de chef, de culte de la personnalité, de goût du pouvoir. Ni de je : ainsi les jeunes et beaux exégètes livresques du trotskisme qui, fumant clope sur clope, compulsent et déclament des livres autour d’une table assez souterraine pour être crue clandestine ; ainsi, les purgés du stalinisme qui se succèdent à la barre, coupables. Chacun se repasse et endosse le manteau, en l’occurrence la veste de cuir, du révolutionnaire ; la révolution est en chacun, chacun en porte le verbe, elle est multiple, plusieurs et tous.
Ses fictions lyriques et minimalistes, les archives de la révolution russe, et les films soviétiques, films notoires, films cultes, Jacques K. les traite sur un pied d’égalité. En remontant des fragments d’Octobre ou d’Ivan le Terrible, il s’approprie les films d’Eisenstein, comme on fait siens un poème qu’on sait par cœur ou une musique qui trotte dans la tête, et manigance ainsi sa propre fiction . Cet entrelacs ludique de pellicule et d’histoire : la représentation de la lutte entre trotskistes et stalinistes sous la forme d’un combat boueux entre deux blousons noirs « Tu dis ça parce que tu m’aimes pas », remarquable condensé des luttes pour le pouvoir, les soldats allemands et russes fraternisant sur le front en 1917, (bien malin celui qui retrouvera ses petits dans ce mélange d’Octobre et d’archives), le jet de livres au cours des combats « idéologiques » et bientôt assassins, des staliniens contre les oppositionnels, les chansons révolutionnaires si gaies et entraînantes, d’autant que, même si on les connaît, on n’en comprend pas les paroles, ça enchante...
(Françoise Prenant pour "Points Lignes Plans")
« S’il était vrai que ce fait de nourrir un étranger se rencontrât dans toute la Nature et eût le caractère d’une loi générale – bien des énigmes seraient résolues. »
Goethe (1827), cité par Pierre Kropotkine in L’Entraide, un facteur de l’évolution (1902).
C’est l’une des plus belles et gratifiantes biographies de cinéaste : un tract en trois feuillets ronéotypés, daté du 15 novembre 1970. « Le Comité du Secours Rouge du Cinéma proteste violemment contre la manière arbitraire dont la police a présenté à la presse l’arrestation de Jacques Kebadian, le cinéaste qui a été l’assistant de Robert Bresson, qui a collaboré avec Jean-Luc Godard , et qui a pris une large part à la création des États Généraux du Cinéma en Mai 68. C’est depuis cette date que, cinéaste révolutionnaire, il décide de se lier plus concrètement au combat de la classe ouvrière. Il s’intègre à la lutte, il le fait comme ouvrier des usines Valentine, militant contre les conditions de travail inhumaines réservées aux ouvriers de cette usine : intoxication par vapeurs de soude, maladies mortelles, ‘accidents du travail’, polices patronales. Tout cela pour 3,40f de l’heure pour les travailleurs immigrés, et entre 4f et 4,70f pour les travailleurs français. Intellectuel militant révolutionnaire, il avait considéré que l’action politique menée dans une usine devait être la suite logique – une logique populaire et non bourgeoise – de son combat cinématographique. Il fut chassé de l’usine avec d’autres militants qui distribuaient des tracts, il est, depuis le 25 septembre, écroué à la Santé sous le régime des condamnés de droit commun. »
En octobre, Jacques Kebadian est condamné à 2 mois de prison avec sursis. Vingt ans après, en mars 2000, il se voit condamné pour « vociférations » contre la police. Tout cinéphile assez heureux pour avoir rencontré le très élégant et doux Jacques Kebadian ne peut manquer de sourire. Tout spectateur du Remords, malicieuse parabole de René Vautier sur la lâcheté des cinéastes français face à la guerre d’Algérie et au racisme (1973), appréciera les circonstances de l’interpellation : « lorsque des agents de la force publique s’en prennent sous ses yeux à un individu d’origine africaine, Kebadian met fatalement son grain de sel. ‘Un policier m’a dit : ‘Circulez !’ ‘Mais j’ai parfaitement le droit d’assister à la scène !’. Le Black de la rue Montorgueil n’est finalement pas le voleur à la tire recherché. ‘Pour éviter de rentrer bredouilles à la maison’, dit le cinéaste, les policiers le verbalisent. ». Les jeunes gens dans Albertine (1972), les sans-papiers D’une Brousse à l’autre (1997), les Indiens zapatistes de La fragile Armada (2003), la classe ouvrière, le lumpenprolétariat, les exilés, Jacques Kebadian se poste aux côtés de tous les opprimés, aussi désespérée et inégale soit la lutte. Ne jamais se résigner, surtout pas à la disparition : une longue série de films consacrés à l’Arménie avant et après le génocide de 1915 ponctue un trajet qui se caractérise avant tout par ses nombreuses fidélités. Fidélité aux origines arméniennes, collaborations au long cours avec d’autres créateurs (Jean-Robert Ipoustéguy, Pierre Guyotat, François Marie Anthonioz, Patrick Bouchain…), constance du travail avec d’autres cinéastes (Franssou Prenant, Serge Avedikian, Joani Hocquenghem…), assiduité à bâtir une galerie de portraits de femmes exemplaires (Germaine Tillion, Geneviève de Gaulle, Chouchan Kebadian et ses sœurs, les danseuses Apsaras du Cambodge…). Là où guerres, massacres et violence économique les ont arrachés, les films de Jacques Kebadian tissent et retissent les liens de l’écoute, de la solidarité, de l’intelligence et de la création artistique (danse, architecture, littérature, peinture).
Dans Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma (1986), à une théorie de figurants défilant tour à tour devant une caméra, Jean-Luc Godard donnait à délivrer mot par mot la fin d’une nouvelle de William Faulkner, Sépulture Sud : « …non comme s’ils défendaient de leurs énormes et monolithiques poids et masses, les vivants contre les morts, mais plutôt les morts contre les vivants, protégeant au contraire les ossements vides et pulvérisés, la poussière inoffensive et sans défense contre l’angoisse et la douleur et l’inhumanité de la race humaine. » Chez Jacques Kebadian, à travers la survie des vivants (qu’il nomme parfois « les rescapés »), il s’agit de trouver toujours à rendre hommage aux victimes des génocides – principalement arménien et khmer dans son cas ; simultanément, dans la présence de ses contemporains, que ceux-ci soient militants, immigrés ou artistes, il s’agit de déceler la dimension créative qui concrètement, organiquement, spirituellement, projette l’humain vers son humanité, selon l’ancienne acception humaniste et revendicative de ce terme. Protéger les morts au nom de la pulsion de vie : ce qui meut les danseurs de Dis-moi pourquoi tu danses (2014). Vivre pour protéger autrui : ce que bâtissent les architectes et les habitants de Construire ensemble la rue Auguste Delacroix (2014). Décrire le monde pour en extraire, en célébrer, en transmettre la possibilité de la fraternité et de l’amour : l’œuvre d’une vie, celle de Jacques Kebadian. Reconstruire, préserver, écouter les survivants, traverser le temps grâce aux traditions populaires, observer comment se cristallise la vie grâce aux œuvres savantes ou spontanées, transmettre la rumeur et les idéaux des peuples au combat : le travail de Jacques Kebadian affilie le cinéma à cette fonction résistante, solidaire et secourable qui, selon Goethe et Kropotkine, caractérise – aussi – l’espèce humaine.
(Nicole Brenez)
Récit de la vie d’un homme hors du commun, qui avec Lénine, fut le symbole de la Révolution de 1917.
Jusqu’ici inédit, le film est disponible pour la première fois en VOD.
Avec : Patrice Chéreau, Marcel Maréchal, Marcel Bozonnet...
Réalisé et produit par NEGATIF
Assistant de Robert Bresson de 1965 à 1969, auteur d’un film autour de Trotsky (1967), Jacques Kebadian a su marier à sa pratique de cinéaste documentaire un engagement contestataire maintenu au cours des années. Membre de l’Atelier de Recherche Cinématographique (collectif de cinéastes militants, libertaires, proches de la psychothérapie institutionnelle et de la clinique alternative de La Borde, qui ont filmé les luttes de 68) dans les années 1967-69, puis de l’éphémère collectif Eugène Varlin, il réalise par la suite de nombreux films liés à la mémoire arménienne (Que sont mes camarades devenus, Mémoires arméniennes), aux luttes des familles africaines sans papiers (D’une brousse à l’autre, 1998), à la littérature incandescente de Pierre Guyotat ou à la marche des zapatistes au Mexique (La Fragile Armada, 2005, co-réalisé avec Joani Hocquenghem), qui connaissent de beaux succès critiques.
"Un talus en guise de terril, une cimenterie désuète, un squelette métallique figurent le capitalisme ; des drapeaux rouges masquent et démasquent l’orateur, et voilà que de ces bribes suburbaines, puis de deux tribunes rudimentaires, l’une surmontée d’une photo de Trotsky, l’autre dominée par une photo de Staline, surgit le réel de la révolution russe...Ce n’est pas un, mais des orateurs, qui haranguent, et jouent les discours de Trotsky : ça laisse la pensée réjouissante qu’il pourrait ne pas y avoir de chef, de culte de la personnalité, de goût du pouvoir. Ni de je : ainsi les jeunes et beaux exégètes livresques du trotskisme qui, fumant clope sur clope, compulsent et déclament des livres autour d’une table assez souterraine pour être crue clandestine ; ainsi, les purgés du stalinisme qui se succèdent à la barre, coupables. Chacun se repasse et endosse le manteau, en l’occurrence la veste de cuir, du révolutionnaire ; la révolution est en chacun, chacun en porte le verbe, elle est multiple, plusieurs et tous.
Ses fictions lyriques et minimalistes, les archives de la révolution russe, et les films soviétiques, films notoires, films cultes, Jacques K. les traite sur un pied d’égalité. En remontant des fragments d’Octobre ou d’Ivan le Terrible, il s’approprie les films d’Eisenstein, comme on fait siens un poème qu’on sait par cœur ou une musique qui trotte dans la tête, et manigance ainsi sa propre fiction . Cet entrelacs ludique de pellicule et d’histoire : la représentation de la lutte entre trotskistes et stalinistes sous la forme d’un combat boueux entre deux blousons noirs « Tu dis ça parce que tu m’aimes pas », remarquable condensé des luttes pour le pouvoir, les soldats allemands et russes fraternisant sur le front en 1917, (bien malin celui qui retrouvera ses petits dans ce mélange d’Octobre et d’archives), le jet de livres au cours des combats « idéologiques » et bientôt assassins, des staliniens contre les oppositionnels, les chansons révolutionnaires si gaies et entraînantes, d’autant que, même si on les connaît, on n’en comprend pas les paroles, ça enchante...
(Françoise Prenant pour "Points Lignes Plans")
« S’il était vrai que ce fait de nourrir un étranger se rencontrât dans toute la Nature et eût le caractère d’une loi générale – bien des énigmes seraient résolues. »
Goethe (1827), cité par Pierre Kropotkine in L’Entraide, un facteur de l’évolution (1902).
C’est l’une des plus belles et gratifiantes biographies de cinéaste : un tract en trois feuillets ronéotypés, daté du 15 novembre 1970. « Le Comité du Secours Rouge du Cinéma proteste violemment contre la manière arbitraire dont la police a présenté à la presse l’arrestation de Jacques Kebadian, le cinéaste qui a été l’assistant de Robert Bresson, qui a collaboré avec Jean-Luc Godard , et qui a pris une large part à la création des États Généraux du Cinéma en Mai 68. C’est depuis cette date que, cinéaste révolutionnaire, il décide de se lier plus concrètement au combat de la classe ouvrière. Il s’intègre à la lutte, il le fait comme ouvrier des usines Valentine, militant contre les conditions de travail inhumaines réservées aux ouvriers de cette usine : intoxication par vapeurs de soude, maladies mortelles, ‘accidents du travail’, polices patronales. Tout cela pour 3,40f de l’heure pour les travailleurs immigrés, et entre 4f et 4,70f pour les travailleurs français. Intellectuel militant révolutionnaire, il avait considéré que l’action politique menée dans une usine devait être la suite logique – une logique populaire et non bourgeoise – de son combat cinématographique. Il fut chassé de l’usine avec d’autres militants qui distribuaient des tracts, il est, depuis le 25 septembre, écroué à la Santé sous le régime des condamnés de droit commun. »
En octobre, Jacques Kebadian est condamné à 2 mois de prison avec sursis. Vingt ans après, en mars 2000, il se voit condamné pour « vociférations » contre la police. Tout cinéphile assez heureux pour avoir rencontré le très élégant et doux Jacques Kebadian ne peut manquer de sourire. Tout spectateur du Remords, malicieuse parabole de René Vautier sur la lâcheté des cinéastes français face à la guerre d’Algérie et au racisme (1973), appréciera les circonstances de l’interpellation : « lorsque des agents de la force publique s’en prennent sous ses yeux à un individu d’origine africaine, Kebadian met fatalement son grain de sel. ‘Un policier m’a dit : ‘Circulez !’ ‘Mais j’ai parfaitement le droit d’assister à la scène !’. Le Black de la rue Montorgueil n’est finalement pas le voleur à la tire recherché. ‘Pour éviter de rentrer bredouilles à la maison’, dit le cinéaste, les policiers le verbalisent. ». Les jeunes gens dans Albertine (1972), les sans-papiers D’une Brousse à l’autre (1997), les Indiens zapatistes de La fragile Armada (2003), la classe ouvrière, le lumpenprolétariat, les exilés, Jacques Kebadian se poste aux côtés de tous les opprimés, aussi désespérée et inégale soit la lutte. Ne jamais se résigner, surtout pas à la disparition : une longue série de films consacrés à l’Arménie avant et après le génocide de 1915 ponctue un trajet qui se caractérise avant tout par ses nombreuses fidélités. Fidélité aux origines arméniennes, collaborations au long cours avec d’autres créateurs (Jean-Robert Ipoustéguy, Pierre Guyotat, François Marie Anthonioz, Patrick Bouchain…), constance du travail avec d’autres cinéastes (Franssou Prenant, Serge Avedikian, Joani Hocquenghem…), assiduité à bâtir une galerie de portraits de femmes exemplaires (Germaine Tillion, Geneviève de Gaulle, Chouchan Kebadian et ses sœurs, les danseuses Apsaras du Cambodge…). Là où guerres, massacres et violence économique les ont arrachés, les films de Jacques Kebadian tissent et retissent les liens de l’écoute, de la solidarité, de l’intelligence et de la création artistique (danse, architecture, littérature, peinture).
Dans Grandeur et décadence d’un petit commerce de cinéma (1986), à une théorie de figurants défilant tour à tour devant une caméra, Jean-Luc Godard donnait à délivrer mot par mot la fin d’une nouvelle de William Faulkner, Sépulture Sud : « …non comme s’ils défendaient de leurs énormes et monolithiques poids et masses, les vivants contre les morts, mais plutôt les morts contre les vivants, protégeant au contraire les ossements vides et pulvérisés, la poussière inoffensive et sans défense contre l’angoisse et la douleur et l’inhumanité de la race humaine. » Chez Jacques Kebadian, à travers la survie des vivants (qu’il nomme parfois « les rescapés »), il s’agit de trouver toujours à rendre hommage aux victimes des génocides – principalement arménien et khmer dans son cas ; simultanément, dans la présence de ses contemporains, que ceux-ci soient militants, immigrés ou artistes, il s’agit de déceler la dimension créative qui concrètement, organiquement, spirituellement, projette l’humain vers son humanité, selon l’ancienne acception humaniste et revendicative de ce terme. Protéger les morts au nom de la pulsion de vie : ce qui meut les danseurs de Dis-moi pourquoi tu danses (2014). Vivre pour protéger autrui : ce que bâtissent les architectes et les habitants de Construire ensemble la rue Auguste Delacroix (2014). Décrire le monde pour en extraire, en célébrer, en transmettre la possibilité de la fraternité et de l’amour : l’œuvre d’une vie, celle de Jacques Kebadian. Reconstruire, préserver, écouter les survivants, traverser le temps grâce aux traditions populaires, observer comment se cristallise la vie grâce aux œuvres savantes ou spontanées, transmettre la rumeur et les idéaux des peuples au combat : le travail de Jacques Kebadian affilie le cinéma à cette fonction résistante, solidaire et secourable qui, selon Goethe et Kropotkine, caractérise – aussi – l’espèce humaine.
(Nicole Brenez)
Trotsky