Réalisateur | Kebadian Jacques |
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La famille Hovanessian a émigré aux États-Unis en hiver de l’année 1994.
J’ai pu partager avec Vartan et Anahide les dernières journées avant leur départ d’Erevan. La jeune République d’Arménie, encore sous le choc du tremblement de terre et en conflit avec l’Azerbaidjan pour l’autonomie du Karabagh, était alors asphyxiée par un blocus qui rendait la vie difficile. Vartan, Anahide et Mardiros, je les ai connus en 1983 lorsque je réalisais avec Serge Avedikian Que sont mes camarades devenus.
Au printemps 2001, je suis allé à New York pour raconter cette histoire, celle d'une famille agissant comme un révélateur du désordre mondial.
Le temps, grand maître du cinéma est pris dans 20 ans après au pied de la lettre : qu'avons-nous fait de nos vingt ans et que devenons-nous vingt ans après. Dans les yeux du couple central du film, le temps fait son travail de rongeur et de constructeur. Aucun maquilleur ne pourrait changer les traits ainsi, alourdir ainsi les joues, éteindre le regard ou en tous cas le changer. Si le film ne montrait que cela il serait déjà fort de se saisir du temps qui passe, étire, étrille et tue. Revenir, revenir encore sur la vie de ses personnages les suivre, les accompagner dans leur vie, celles de leurs parents de leurs amis (et les enfants).
Mais le film est bien autre chose parce que non content de conter le temps (le compter) il situe aussi dans l'Histoire, la grande, une histoire singulière qui pour notre œil qui vit loin de ces tourmentes (pour l'instant) acquiert au fil du film une grandeur universelle. Suivant avec délicatesse la vie d'une famille d'Arméniens en Arménie soviétique, une vie ou du bonheur fragile (nos héros sont jeunes) fabrique sous nos yeux la nostalgie du temps qui passe, du temps qui a passé. Car cette famille, Jacques Kébadian commence à nous la montrer aujourd'hui dans la banlieue interminable du New Jersey aux portes de New-York, 20 ans après leur rencontre. Il va ensuite déployer au fil de scènes quotidiennes un récit à la fois banal et fascinant. Dans le prisme qu'il pose devant eux se réfracte toute une histoire qui est aussi l'histoire d'un siècle. Comment, la guerre, la famine et aussi la libération vont contraindre cette famille funambulesque (dans l'Arménie soviétique d'il y a vingt ans ils promènent de villes en villages un théâtre de marionnettes) à émigrer dans le paradis bien peigné du capitalisme américain avec ses banlieues interminables, ses drapeaux et ses employés qui dorment dans le métro ou dans les bus pour gagner son pain dans la métropole du monde. Elle vend des locations de voitures et lui le metteur en scène d'une province lointaine du monde vend des bijoux. Ceux peut-être de son royaume enfui, enfoui.
Le quotidien est toujours filmé au fil du rituel des repas et des toasts, mais aussi de la misère qui grandit : on revoit sans se lasser la scène comique et grandiose de ces habitants d'un HLM d'Erevan qui s'engueulent et s'amusent presque dans l'habitude de leur désespoir) du manque d'eau qui est coupée plusieurs heures par jour. Une telle sait comment remplir sa baignoire et sa voisine ne sait que faire couler qu'un minuscule filet d'eau sous le robinet).
De ce petit bout de la lorgnette, on sent plus qu'on ne voit la chute de l'Union Soviétique, la dislocation de l'empire, la nécessité d'émigrer dans l'espoir d'avoir un avenir pour soi et pour ses enfants. C'est bien là que dans ce particulier si vivant que Jacques Kébadian nous touche. Derrière cette famille d'Arméniens, on voit comme en transparence ces migrations qui n'en finissent plus. On se souvient des Polonais des mines du Nord, des Italiens de Lorraine, de ces juifs d'Allemagne et de Pologne encore, de ces Algériens de l'Ile Seguin, de ces Maliens de nos trottoirs.
20 ans après nous parle de nous et d'eux les autres qu'on ne voit pas dans la langue du cinéma.
Michel Andrieu - Cinéaste
2004 : Cinéma du réel - Paris (France) - Sélection
2003 : EntreVues - Festival du film de Belfort - Belfort (France) - Sélection
2003 : FIDMarseille - Festival International de Cinéma - Marseille (France) - Sélection
Assistant de Robert Bresson de 1965 à 1969, auteur d’un film autour de Trotsky (1967), Jacques Kebadian a su marier à sa pratique de cinéaste documentaire un engagement contestataire maintenu au cours des années. Membre de l’Atelier de Recherche Cinématographique (collectif de cinéastes militants, libertaires, proches de la psychothérapie institutionnelle et de la clinique alternative de La Borde, qui ont filmé les luttes de 68) dans les années 1967-69, puis de l’éphémère collectif Eugène Varlin, il réalise par la suite de nombreux films liés à la mémoire arménienne (Que sont mes camarades devenus, Mémoires arméniennes), aux luttes des familles africaines sans papiers (D’une brousse à l’autre, 1998), à la littérature incandescente de Pierre Guyotat ou à la marche des zapatistes au Mexique (La Fragile Armada, 2005, co-réalisé avec Joani Hocquenghem), qui connaissent de beaux succès critiques.
La famille Hovanessian a émigré aux États-Unis en hiver de l’année 1994.
J’ai pu partager avec Vartan et Anahide les dernières journées avant leur départ d’Erevan. La jeune République d’Arménie, encore sous le choc du tremblement de terre et en conflit avec l’Azerbaidjan pour l’autonomie du Karabagh, était alors asphyxiée par un blocus qui rendait la vie difficile. Vartan, Anahide et Mardiros, je les ai connus en 1983 lorsque je réalisais avec Serge Avedikian Que sont mes camarades devenus.
Au printemps 2001, je suis allé à New York pour raconter cette histoire, celle d'une famille agissant comme un révélateur du désordre mondial.
Le temps, grand maître du cinéma est pris dans 20 ans après au pied de la lettre : qu'avons-nous fait de nos vingt ans et que devenons-nous vingt ans après. Dans les yeux du couple central du film, le temps fait son travail de rongeur et de constructeur. Aucun maquilleur ne pourrait changer les traits ainsi, alourdir ainsi les joues, éteindre le regard ou en tous cas le changer. Si le film ne montrait que cela il serait déjà fort de se saisir du temps qui passe, étire, étrille et tue. Revenir, revenir encore sur la vie de ses personnages les suivre, les accompagner dans leur vie, celles de leurs parents de leurs amis (et les enfants).
Mais le film est bien autre chose parce que non content de conter le temps (le compter) il situe aussi dans l'Histoire, la grande, une histoire singulière qui pour notre œil qui vit loin de ces tourmentes (pour l'instant) acquiert au fil du film une grandeur universelle. Suivant avec délicatesse la vie d'une famille d'Arméniens en Arménie soviétique, une vie ou du bonheur fragile (nos héros sont jeunes) fabrique sous nos yeux la nostalgie du temps qui passe, du temps qui a passé. Car cette famille, Jacques Kébadian commence à nous la montrer aujourd'hui dans la banlieue interminable du New Jersey aux portes de New-York, 20 ans après leur rencontre. Il va ensuite déployer au fil de scènes quotidiennes un récit à la fois banal et fascinant. Dans le prisme qu'il pose devant eux se réfracte toute une histoire qui est aussi l'histoire d'un siècle. Comment, la guerre, la famine et aussi la libération vont contraindre cette famille funambulesque (dans l'Arménie soviétique d'il y a vingt ans ils promènent de villes en villages un théâtre de marionnettes) à émigrer dans le paradis bien peigné du capitalisme américain avec ses banlieues interminables, ses drapeaux et ses employés qui dorment dans le métro ou dans les bus pour gagner son pain dans la métropole du monde. Elle vend des locations de voitures et lui le metteur en scène d'une province lointaine du monde vend des bijoux. Ceux peut-être de son royaume enfui, enfoui.
Le quotidien est toujours filmé au fil du rituel des repas et des toasts, mais aussi de la misère qui grandit : on revoit sans se lasser la scène comique et grandiose de ces habitants d'un HLM d'Erevan qui s'engueulent et s'amusent presque dans l'habitude de leur désespoir) du manque d'eau qui est coupée plusieurs heures par jour. Une telle sait comment remplir sa baignoire et sa voisine ne sait que faire couler qu'un minuscule filet d'eau sous le robinet).
De ce petit bout de la lorgnette, on sent plus qu'on ne voit la chute de l'Union Soviétique, la dislocation de l'empire, la nécessité d'émigrer dans l'espoir d'avoir un avenir pour soi et pour ses enfants. C'est bien là que dans ce particulier si vivant que Jacques Kébadian nous touche. Derrière cette famille d'Arméniens, on voit comme en transparence ces migrations qui n'en finissent plus. On se souvient des Polonais des mines du Nord, des Italiens de Lorraine, de ces juifs d'Allemagne et de Pologne encore, de ces Algériens de l'Ile Seguin, de ces Maliens de nos trottoirs.
20 ans après nous parle de nous et d'eux les autres qu'on ne voit pas dans la langue du cinéma.
Michel Andrieu - Cinéaste
2004 : Cinéma du réel - Paris (France) - Sélection
2003 : EntreVues - Festival du film de Belfort - Belfort (France) - Sélection
2003 : FIDMarseille - Festival International de Cinéma - Marseille (France) - Sélection
Assistant de Robert Bresson de 1965 à 1969, auteur d’un film autour de Trotsky (1967), Jacques Kebadian a su marier à sa pratique de cinéaste documentaire un engagement contestataire maintenu au cours des années. Membre de l’Atelier de Recherche Cinématographique (collectif de cinéastes militants, libertaires, proches de la psychothérapie institutionnelle et de la clinique alternative de La Borde, qui ont filmé les luttes de 68) dans les années 1967-69, puis de l’éphémère collectif Eugène Varlin, il réalise par la suite de nombreux films liés à la mémoire arménienne (Que sont mes camarades devenus, Mémoires arméniennes), aux luttes des familles africaines sans papiers (D’une brousse à l’autre, 1998), à la littérature incandescente de Pierre Guyotat ou à la marche des zapatistes au Mexique (La Fragile Armada, 2005, co-réalisé avec Joani Hocquenghem), qui connaissent de beaux succès critiques.
Vingt ans après live